La curiosité et l’expérimentation contre la dictature du but
Notre époque aime les lignes droites. Elle raffole des trajectoires nettes, des CV sans ratures, des passions bien identifiées, des projets calibrés en KPI. Dans ce monde-là, la curiosité est un luxe inutile, l’errance un symptôme, le doute un défaut de fabrication. Anne-Laure Le Cunff fait voler ce culte du linéaire en éclats.
Tiny Experiments propose autre chose : une vie vécue comme un laboratoire, peuplée de micro-tentatives, de détours fertiles et de bifurcations audacieuses. Voici un manifeste pour les indisciplinés, un plaidoyer pour l’expérimentation joyeuse, un doigt d’honneur intellectuel aux tableaux de bord de la réussite. Ce qui suit est une plongée dans les idées les plus décapantes de l’auteure.

D’après Tiny Experiments: How to Live Freely in a Goal-Obsessed World d’Anne-Laure Le Cunff (Avery, 2025)
1. En finir avec la vie linéaire
La ligne droite est une camisole
C’est l’itinéraire par défaut. Celui qu’on ne remet pas en cause, qu’on applaudit à chaque étape : diplôme, stage, CDI, promotion, crédit, famille, retraite. La vie comme ligne droite, balisée, optimisée, méritocratique. Une sorte de GPS existentiel qui ne laisse aucune place au hors-piste. Cette ligne droite rassure, elle donne l’illusion du contrôle, de la prévisibilité, de la sécurité. Elle flatte aussi : elle transforme l’existence en ascension, chaque palier en preuve de valeur.
Mais derrière la promesse d’accomplissement se cache un mal rampant : l’épuisement. Le syndrome de l’imposteur, les réveils sans désir, les to-do lists longues comme des pipelines d’usine. On avance parce qu’il faut avancer, non parce que le chemin nous parle. Et plus on monte, plus la vue se trouble. On se retrouve, comme Anne-Laure Le Cunff chez Google, au sommet de ce qu’on croyait être la réussite, mais à l’intérieur, c’est le vide. Pas la joie. Pas le sens. Le vide.
La vie linéaire est un piège raffiné : elle nous apprend à obéir à des schémas sans nous apprendre à nous écouter.
La bifurcation est une puissance
La grande rupture du livre, c’est ça : la linéarité n’est pas naturelle, elle est construite – et on peut s’en défaire. La vie humaine est par essence non-linéaire, chaotique, contradictoire. Ce n’est pas un escalier qu’on grimpe, c’est une constellation qu’on trace à mesure. La linéarité est un fantasme administratif appliqué à l’existence. La bifurcation, elle, est organique.
Le Cunff propose une bascule de regard : ne plus concevoir la vie comme une course vers une destination, mais comme un espace à explorer. Ce n’est pas une fuite en avant. C’est un appel à habiter l’incertain. À ne plus voir le détour comme une erreur, mais comme une expérience. À ne plus craindre l’écart, mais à s’y réjouir.
Dans cette perspective, le sens de la vie ne se trouve pas au bout d’un objectif, mais dans les chemins de traverse qu’on accepte de prendre.
En finir avec la vie linéaire, ce n’est pas renoncer à construire quelque chose. C’est refuser de vivre une existence qui ressemble à un mode d’emploi. C’est redevenir un explorateur, pas un exécutant. C’est réintroduire du jeu dans le destin. Ce n’est pas une régression : c’est une réappropriation.
Actions possibles : hacker la logique linéaire
Vous souhaitez saboter en douceur l’obsession de la ligne droite ? Voici quelques tactiques à déployer sans attendre :
- Dé-hiérarchiser vos choix : tous les pas n’ont pas à être des marches. Apprenez à valoriser l’exploration, même si elle n’a pas l’air « utile ». Tester un atelier de poterie, changer de rythme de travail, apprendre sans but précis : ce sont des actes politiques.
- Ne plus poser la question : « Et après ? ». C’est le piège favori de la linéarité. Et après ? Et ensuite ? Où ça mène ? Au lieu de projeter, restez dans l’épaisseur du présent. Demandez-vous : « Et maintenant ? » Pas « et après ? ».
- Revisiter vos succès passés : au lieu de les empiler comme des trophées, regardez-les comme des tentatives. Ce n’est pas un CV, c’est un journal d’expériences. Il n’y a pas de cohérence à maintenir, seulement une curiosité à prolonger.
- Vous rendre disponible au débotté : dire « oui » à ce qui ne rentre pas dans votre plan. Faire une pause sans raison stratégique. Vous autoriser à flâner professionnellement. Repenser l’ennui comme une ouverture. Il ne s’agit pas de tout lâcher. Il s’agit de lâcher prise.
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