Votre lucidité, meilleure antidote contre la post-vérité
Le sujet est criant d’actualité : les initiatives législatives anti fake news menées simultanément fin 2018 en France et en Russie soulignent bien le vent de panique qui souffle sur nos sociétés devant le déclin de la vérité scientifique et factuelle sous les assauts de faits alternatifs, de théories conspirationnistes et autres fake news. Sphère publique, politique, économique… rien ne semble échapper à la post-vérité … Comment en est-on arrivés là et comment dire stop ?
Les inquiétudes concernant les fausses informations et post vérités utilisées comme une arme est maintenant à un record historique de 76 %, selon le Trust Barometer 2022 d’Edelman1
Expression valise, la post-vérité couvre un vaste champ d’outils rassemblant de grands classiques comme l’omission volontaire et le mensonge, mais aussi quelques nouveaux venus tels les fake news et autres alternative facts. En l’espace de quelques années, elle est devenue une véritable star, suscitant des cohortes de publications savantes, d’innombrables commentaires médiatiques et politiques, plusieurs initiatives législatives et une consternation générale… Comment en est-on arrivés là et comment dire stop ?
Post Truth, de Lee McIntyre, (The MIT Press, 2018).
Post Truth : The New War on Truth and How to Fight Back, de Matthew d’Ancona, (Ebury Press, 2017).
Nos biais qui font le beurre des fake news
Le mensonge est un pas de deux : il implique un émetteur mais aussi un récepteur. Si celui-ci n’est pas ouvert au contenu qui lui est délivré, le menteur perd son temps. Or la capacité de discernement des êtres humains est bien souvent handicapée par un aréopage de biais cognitifs, résurgences d’une époque où l’homme devait être capable d’évaluer rapidement une situation s’il voulait survivre. Parmi ces agents perturbateurs, certains sont particulièrement nocifs quand il s’agit de distinguer le faux du vrai.
- C’est notamment le cas du biais de négativité, tendance à accorder plus de poids aux expériences négatives qu’aux expériences positives, et qui explique pourquoi une fausse mauvaise nouvelle a beaucoup plus de succès qu’une vraie bonne nouvelle.
- Le biais de confirmation, lui, nous amène à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.
- À ceux-là s’ajoutent quelques distorsions moins connues comme l’effet de halo (interprétation et perception sélective d’informations allant dans le sens d’une première impression), le biais de faux consensus ou encore le biais d’ancrage (ou la difficulté à se départir d’une première impression). Comptez aussi avec le redoutable effet Dunning Kruger, ou biais de sur-confiance, qui amène les moins qualifiés dans un domaine à surestimer leurs compétences.
Quand ils se conjuguent, ces biais cognitifs diminuent notre vigilance et notre aptitude à questionner les contenus informationnels auxquels nous sommes confrontés. Et leur impact est amplifié quand notre cerveau pense devoir réagir dans l’urgence. C’est alors que les réseaux sociaux entrent en scène.
Les leviers contextuels qui font (aussi) le beurre des fake news
La montée en puissance de la trash TV, des talk-shows et des médias d’opinion (Fox News, MSNBC…) avait constitué un terreau favorable à l’expression d’informations biaisées partisanes. Mais c’est bel et bien l’arrivée des médias sociaux qui nous a fait entrer dans l’ère post-vérité. Comment ? D’abord en simplifiant et en accélérant constamment l’accès à l’information. Désormais, nous n’allons plus chercher l’information, mais c’est elle qui nous trouve et qui nous suit à la trace, grâce aux algorithmes de recommandation. Résultat : un déluge informationnel nous submerge et réveille nos instincts d’hommes primitifs.
Face à l’agression des données, nos biais cognitifs prennent le dessus. De plus les réseaux sociaux ont ouvert le micro « à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité et qui aujourd’hui ont le même droit à la parole qu’un prix Nobel » (dixit Umberto Eco). Facebook, forums et autres Twitter ont ainsi joué un rôle indéniable dans la propagation de théories complotistes et de convictions autrefois ultra minoritaires. En gagnant du terrain vis-à-vis des médias traditionnels ils ont aussi incité ces derniers à répondre avec les mêmes armes (titres sensationnels, affirmation provocante, etc.) dans une tentative désespérée de capter l’attention des internautes.
Et quid des réseaux sociaux !
Enfin, les réseaux sociaux ont également ouvert un boulevard aux manipulateurs d’opinions de tous bords, leur offrant une formidable chambre d’écho à la fois puissante, instantanée, difficile à tracer et peu chère. En décembre 2018, un rapport remis au Sénat américain a ainsi révélé qu’une « ferme à trolls » russe baptisée Internet Research Agency aurait utilisé de faux profils pour dissuader la communauté noire-américaine de voter démocrate aux élections de 2016. Le régime saoudien aurait, lui, utilisé le même levier pendant plusieurs années pour lever l’opinion publique contre les dissidents… Quant au monde des affaires, il est de plus en plus concerné. Depuis 2015 et l’OPA sur le Club Med dont le vainqueur avait été largement aidé par une campagne de trolling, les exemples s’accumulent : Starbucks, Vinci, Ferrero, Oscaro.com, le CERN…
Les différents visages de la post vérité
- Astroturfing : ce terme désigne des techniques destinées à simuler l’activité d’une foule dans un réseau social, souvent via des profils créés de toutes pièces afin d’influencer la perception des internautes ou de donner plus de visibilité à un sujet.
- La rumeur empoisonnée : moins sophistiquée que l’astroturfing, cette méthode consiste à jeter une rumeur dans l’arène d’Internet et à la laisser se propager pour écorner la réputation d’un adversaire.
- Pump & Dump, Trash & Cash : l’objectif est de diffuser des fausses informations pour susciter un courant acheteur (Pump) ou vendeur (Trash) sur les titres d’une entreprise après une prise de position.
- Piège à clics : fausses pubs ou canulars, l’enjeu est ici d’attirer un maximum de lecteur sur des « fermes à contenus » pour maximiser les gains financiers tirés des clics générés.
- Le doute organisé : imaginée par les fabricants de tabac américains dans les années 50 et reprise par les négationnistes du réchauffement climatique, cette méthode vise à limiter l’impact d’une vérité gênante dans l’esprit du public. Le principe : identifier ses propres experts (et financer leurs travaux), utiliser leurs « recherches » pour suggérer aux médias que le sujet a de multiples facettes en vous appuyant sur tous les outils de lobbying à sa disposition, profiter de la confusion qui en résulte pour valoriser ses messages.
Prenez la parole …
De mois en mois, les ciblages deviennent de plus en plus chirurgicaux et les messages de plus en plus crédibles rendant les supercheries indétectables. Dans le même temps la parole sur les réseaux sociaux n’a jamais été aussi libérée : selon un sondage IFOP de février 2019, un français sur deux estime qu’il a le droit de dire publiquement tout ce qu’il veut au sujet d’une marque ou d’une entreprise, et un français sur trois considère qu’il n’a aucune règle à respecter sur les réseaux sociaux… Dans ce contexte, il apparaît indispensable de mettre en place des stratégies de veille à 360° pour protéger la réputation de votre entreprise contre les atteintes en tous genres, de la classique injure aux dangereuses usurpations d’identité en passant par les fake news plus ou moins subtiles. Bonne nouvelle : les outils de détection sont aussi de plus en plus puissants et accessibles.
… Et surveillez votre réputation
Veillez également à monitorer de près votre stratégie d’achat d’espaces publicitaires en ligne afin de ne pas vous retrouver complice de la post-vérité sans le vouloir. Début 2019, quelque 1 400 entreprises (dont Monoprix, BlablaCar, ou Carrefour) ont ainsi été avisées par un groupe d’activistes que leurs bannières s’affichaient sur Breitbart.com…
Alors que la confiance envers les entreprises continue de s’effriter – atteignant 42% quant à la fiabilité de leurs informations, dans la dernière édition du Trust Barometer d’Edelman – interrogez-vous sur votre présence digitale. Disposez-vous de communautés fiables qui pourraient servir de relais, d’amortisseurs ou de freins si une attaque fallacieuse venait à surgir ? Votre communication est-elle assez transparente pour ne pas elle-même prêter le flanc aux accusations de post-vérité (attention au greenwashing, sur-promesses et autres bad buzz intentionnels…) ? Avez-vous suffisamment développé les valeurs immatérielles et l’univers aspirationnel de votre marque pour vous constituer un capital symbolique susceptible de faire rempart aux fake news ?
Cultivez l’esprit critique – le vôtre et celui de chacun de vos co-équipiers
Si les mesures organisationnelles sont primordiales, vous pouvez aller plus loin en contribuant à l’émergence d’une culture du vrai. C’est une démarche qui nécessite de la patience : elle passe par le réflexe de dénoncer systématiquement les tentatives de manipulations, même quand les allégations paraissent totalement délirantes. Il vous appartient également d’opposer les faits avec opiniâtreté, jusqu’à ce que la réalité s’impose d’elle-même ou que les convictions vacillent. Et même si cela peut être long, ne lâchez rien : des psychologues ont observé que l’exposition répétée à des informations initialement jugées irrecevables peuvent finir par ébranler les croyances les plus enracinées.
Quelques conseils :
Préférez l’affirmation positive des faits réels à la contradiction négative, optez pour une présentation graphique plutôt que pour un long discours et veillez à ne pas humilier celui qui véhicule l’information erronée (il serait alors moins réceptif à vos arguments).
Vous aurez aussi tout intérêt à sensibiliser vos collaborateurs, en particulier les plus jeunes qui ont davantage tendance à faire confiance aux fake news et à les partager. Une étude de Viavoice réalisée en 2018 a ainsi révélé que 32 % des 18-24 ans ont déjà fait confiance à une information relayée par des médias ou des réseaux sociaux avant de découvrir qu’elle était fausse.
Pour vous aider vous pourrez vous appuyer sur des tutoriels expliquant les règles à suivre pour identifier les fakes, sur un serious game (Bad News) qui propose de se glisser dans la peau d’un troll ou encore sur la plateforme « calling bullshit » créée par l’université de Washington pour éduquer et développer la pensée critique.
Enfin il est plus que jamais indispensable de renforcer vos propres capacités de résistance à la désinformation. Pour ce faire développez votre curiosité scientifique – qui vous aide à vous montrer vigilant face aux discours manipulateurs – et prenez conscience de vos propres biais cognitifs. C’est le meilleur moyen de pouvoir les dépasser et de résister aux fausses vérités.
A retenir
- Les post-vérités sont un poison, démultiplié à la fois par nos biais cognitif et la caisse de résonance que sont les médias sociaux.
- Pour protéger votre réputation (et celle de votre entreprise) prenez la parole – souvent – et soignez les fondements de votre communication.
- Pour renforcer vos capacités de résistance à la désinformation, cultivez esprit critique et raisonnement basé sur les faits – et non les émotions.
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